Extrait

LE CURÉ D'URUFFE ET LA RAISON D'ÉGLISE

Après avoir assassiné une de ses paroissiennes, enceinte de ses oeuvres et proche d'accoucher, Guy Desnoyers, curé de la paroisse d'Uruffe en Lorraine, l'avait éventrée avant d'énucléer le foetus puis de lui administrer les sacrements. Ce fait divers unique secoua profondément la France de la seconde moitié du XXe siècle. J'ai assisté au procès d'assises du curé d'Uruffe, qui se tint à Nancy en janvier 1958.

Quelqu'un cria au fond de la salle. Il y eut d'autres cris, une houle de surprise, des bousculades. Le président Facq ne releva même pas la tête, il continua de lire, à grande allure, les attendus du verdict. Il fallait en finir. Aux quatre questions qui leur étaient posées - le double crime, l'infanticide et la préméditation - les jurés et la Cour avaient répondu «oui» à la majorité. À la majorité également, il y avait lieu de reconnaître à l'accusé des circonstances atténuantes. Justice était faite : on escamota le curé d'Uruffe et les sept jurés lorrains qui venaient de le condamner aux travaux forcés à perpétuité. Les jurés furent rendus à la liberté par une porte dérobée du Palais de Justice. Et le curé avait depuis longtemps regagné sa prison qu'un fourgon cellulaire-piège, défendu ostensiblement par un triple cordon de police, mobilisait encore la foule sur la place du Palais.
Cette foule, dans sa majorité, était plus surprise qu'indignée : tombées du ciel aux termes d'une parodie de jugement, les circonstances atténuantes intervenaient à point pour sauver la tête du prêtre, mais comme le deus ex machina de la pièce, elles n'avaient aucun rapport avec ce qui s'était dit dans le prétoire. Ces circonstances qui «atténuaient» le crime de l'abbé Desnoyers - et elles existaient - n'avaient été évoquées par personne, à aucun moment de ce procès pudique : ni par l'accusé, ni par les témoins, ni par l'accusation, ni par la Cour, à peine par la défense - et d'une très curieuse façon, sur laquelle nous reviendrons. C'est qu'il eût fallu accorder au moins que ce crime de prêtre avait un sens, et pour cela l'inscrire dans l'histoire totale d'une vie, se résoudre en définitive à comprendre totalitairement ce prêtre et son crime. Cela s'appelle juger et c'est ce qu'on n'a voulu à aucun prix.
Le curé d'Uruffe, en dix heures de débats conduits au pas de charge par un président soucieux avant tout d'éviter que les vraies questions soient posées, n'a pas été jugé : le verdict d'indulgence, dans ces conditions, était scandaleux parce que injuste. Et la mort, aussi bien, eût été injuste. Pourtant, puisqu'on avait fait l'économie du véritable procès, puisqu'on avait décidé de ne pas comprendre, elle apparaissait comme la seule sanction logique. Rien n'excusait ce crime : il restait, après les débats, merveilleusement opaque, mais clair et connu en toutes ses circonstances matérielles. C'est la règle d'or de tous les procès de type répressif : celui de Nancy -jusqu'au verdict exclusivement - fut à cet égard une perfection. Il fallait donc en tirer la conséquence, punir, infliger la mort comme peine. La spectaculaire crise cardiaque de l'avocat général Parisot, qui, trois jours plus tard, dans cette même salle des assises de Meurthe-et-Moselle, refusa de requérir la peine de mort contre le deuxième assassin de la session, n'a pas d'autre sens : ce coeur d'airain supportait sans trembler les aubes blêmes de la guillotine, il n'a pas résisté à un scandale logique, celui d'une justice répressive qui refuse la répression. (...) --Ce texte fait référence à l'édition Broché .