Extrait

Un acte de mémoire

On dit que les peuples heureux n'ont pas d'histoire. C'est faux. Tout peuple a une histoire, et c'est justement son histoire qui fait de lui un peuple différent des autres. S'identifier comme peuple, c'est se reconnaître la même histoire, glorieuse ou violentée. Le passé commun est le ciment de l'identité d'un peuple.
Ce que le slogan «les peuples heureux n'ont pas d'histoire» a toutefois de vrai, c'est qu'un peuple n'éprouve pas le besoin d'explorer son histoire à n'importe quel moment. Il l'explore lorsque le bonheur lui échappe, justement. Le besoin de remonter le fil du temps surgit au moment de la crise, lorsque le doute ombrage l'avenir. Comme le gymnaste recule pour prendre son élan et sauter l'obstacle, les peuples inquiets reviennent sur leurs traces historiques pour sécuriser leur identité et affronter l'avenir. Le christianisme, au temps de Luc, est inquiet.

LE PREMIER HISTORIEN

Dans les années 60-80, le christianisme a vu apparaître deux évangiles : le premier fut celui de Marc, le deuxième celui de Matthieu. L'évangile de Luc vint en troisième lieu, inspiré comme son prédécesseur par le récit de Marc. Mais à la différence des deux autres, Luc l'a complété d'un récit des origines du christianisme, auquel on donna au IIe siècle le nom d'Actes des apôtres. Notre auteur fut le premier à donner une suite à l'évangile et, dans l'Antiquité, son geste resta unique. Luc est le premier historien du christianisme. Deux longs siècles plus tard, Eusèbe, l'évêque de Césarée (265-339), rédigea une monumentale Histoire ecclésiastique en dix livres.
En fait, Luc n'avait pas l'intention d'écrire une histoire séparée de l'évangile. Ce que nous lisons aujourd'hui sous le titre Actes des apôtres constituait le second tome d'une grande oeuvre, qui enchaînait après l'histoire de Jésus celle de ses témoins. Nous en avons la preuve dans les premiers versets des Actes, où Luc ouvre sa seconde partie en résumant ce qu'il a raconté jusque-là : Le premier récit, Théophile, je l'ai fait sur tout ce que Jésus a commencé à faire et enseigner jusqu'à ce jour où, par l'Esprit saint, ayant donné des instructions aux apôtres qu'il avait choisis, il a été enlevé (Ac 1,1-2).
C'est pour des raisons de longueur que cet imposant récit de cinquante-deux chapitres n'a pas pu être copié sur le même rouleau. On écrivait alors sur des feuilles de papyrus collées bout à bout en un long ruban enroulable. Il a fallu, pour les Actes, commencer un nouveau rouleau. Mais au moment où se constituait le Nouveau Testament, un siècle plus tard, l'évangile de Luc fut groupé avec les trois autres... et les Actes se retrouvèrent seuls ! On hésita sur leur place dans la liste des livres bibliques. Ils furent rangés tantôt avec les épîtres pastorales à Timothée et à Tite, tantôt entre les évangiles et la lettre de Paul aux Romains. Ce dernier emplacement finit par s'imposer : les Actes racontaient l'intervalle entre Jésus et Paul et se terminaient à Rome (Ac 28), ce qui introduisait magnifiquement la lettre aux Romains.