La mort escamotée
Mourait-on mieux autrefois ?
Longtemps, à la mort de quelqu'un, les proches étaient heureux de pouvoir dire : «Dieu merci, il a eu le temps de se préparer.» Maintenant, pour la première fois dans l'histoire, on se rassure : «Par bonheur, il ne s'est rendu compte de rien.» La mort épouvante-t-elle aujourd'hui plus qu'hier ?
LES SIGNES EFFACÉS
Entrez dans une cathédrale, ou dans une église romane comme Romainmôtier ou la Madeleine de Vézelay ! Vous y trouverez des scènes qui ont disparu de nos églises modernes : démons grimaçants, diables à queue fourchue enfournant des corps dans des brasiers, ou alors mise au tombeau de la Vierge. Et puis la «mauvaise mort», fréquemment représentée dans l'art roman, celle du riche qui avait laissé croupir de misère à sa porte le pauvre Lazare. Sur le porche de Moissac ou d'Autun s'étale, immense et superbe, dominant le fidèle à son entrée, le tableau du Jugement dernier avec son double cortège d'élus et de damnés. Voilà le passant averti : la mort est à ses trousses !
En visitant ces vieilles églises, on voit se multiplier sous nos yeux les signes de la mort. Ils ont disparu de nos temples aujourd'hui, comme disparaissent de nos rues les convois funèbres et les vêtements de deuil. On ne meurt plus chez soi, mais dans l'isolement aseptisé des hôpitaux. Les rites funéraires perdent progressivement leur sens, chassés de l'église de tous les dimanches, l'église des baptêmes et des mariages, pour se dérouler à l'abri des regards et de la vie. A l'hôpital, jadis créé pour aider à mourir, le bon malade est celui qui, même atteint d'un haut mal, guérit.
APPRIVOISER LA MORT ?
Aujourd'hui, on ne meurt plus, on meurt de quelque chose. Apprenez la mort de votre voisin, vous demanderez : «De quoi est-il mort ?» Et vous vous persuaderez que son coeur, son stress, ses cigarettes ou son goût du risque y sont pour beaucoup. Vous en conclurez que cette mort était la sienne, qu'elle est en quelque sorte son oeuvre, et peut-être vous féliciterez-vous en secret d'être indemne de ces vices-là. Maquillée en maladie, ramenée à des causes, la mort est escamotée. On s'ingénie à ne plus voir, derrière les morts individuelles, se profiler celle à qui les Anciens mettaient une majuscule : la Mort. La mort universelle, la mort de tous.
Ramener la mort à une cause, quelle qu'elle soit, c'est tenter de l'apprivoiser. L'intégrer aux causes communes, comme un accident évitable. La coloniser par des théories explicatives. La faire nôtre en quelque sorte, prévisible, explicable, ramenée à une logique de cause à effet : il est mort de...
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